Livre de Michel Lobrot, Paris, Economica, 1983, 322 p.
Morceaux choisis
Que se produit-il quand les expériences heureuses se conjuguent avec des expériences malheureuses ? Problème de l’ambivalence. Les processus en jeu sont tellement importants qu’ils sont à l’origine de deux types de pulsions qui structurent notre personnalité, à savoir les pulsions de plaisir d’un côté et les pulsions de douleur de l’autre.
Par pulsions de plaisir, j’entends des pulsions qui nous poussent au plaisir pour lui même, qui, encore une fois, ne se ramène pas à la suppression de la douleur et de la tension. Le plaisir peut très bien s’accompagner de douleur et il consiste toujours dans une certaine tension, parfois extrême. Il est en opposition avec la douleur, mais pas en ce sens qu’il serait la non-douleur. […]
La pulsion au jeu est un bel exemple de pulsion de plaisir, qu’aucun auteur n’a pu ramener à une pulsion utilitaire quelconque. Certes, le jeu sert à quelque chose, pour apprendre et se préparer à la vie, et même il est ce qu’il y a de plus utile dans ce sens, mais cela ne se traduit pas au niveau du vécu, qui est totalement centré sur l’acte lui-même et la satisfaction qu’il apporte.
Les pulsions de douleur peuvent aboutir à l’angoisse. L’angoisse est un phénomène central dans le psychisme, le phénomène négatif par excellence, même si on a cherché parfois à le dévaloriser en montrant qu’il apparaît dans des situations où nous sommes amenés à nous surpasser. Ce qu’on exalte alors, ce n’est pas l’angoisse, c’est son dépassement, qui demande bien d’autres qualités que l’angoisse et que l’angoisse elle-même ne peut qu’empêcher.
[…]
L’angoisse constitue la forme extrême des émotions négatives. Par émotions négatives, j’entends toutes celles qui consistent dans un malaise ou une perturbation comme la peur, la tristesse, la colère, la haine, etc. Ces émotions ne sont pas nécessairement angoissées.
Elles le deviennent si elles atteignent une certaine intensité. Autrement dit, je définis l’angoisse par la force de l’état émotionnel. Je ne la définis pas par son objet, comme on le fait souvent.
[…]
Ce qui caractérise l’angoisse, c’est son côté extrême. Toute angoisse est angoisse de la mort. Non pas tellement parce qu’elle est une réaction face à la mort, mais parce qu’elle met dans un état proche de la mort tout en restant vivant. Elle est donc par nature insupportable, au sens étymologique du terme : qu’on ne peut pas supporter.
Etant donné ce caractère insupportable, la réaction de défense qui en découle ne peut être qu’extrême, elle aussi. Alors qu’on peut parfaitement envisager, dans la perspective d’un état simplemement négatif, la réapparition du sentiment ou de la situation qui provoque ce sentiment, cela est impossible en ce qui concerne l’angoisse.
Les modifications de la réalité, que la peur nous amène à rechercher, sont ponctuelles et limitées. Si j’ai peur des accidents, je veux surtout pouvoir les éviter, c’est-à-dire faire en sorte qu’ils ne se produisent pas, en agissant sur les causes.
Cette action sur les causes ne supprime pourtant pas les phénomènes eux-mêmes qui servent de support aux accidents, par exemple les déplacements de voiture, les rencontres possibles entre véhicules, la fragilité du matériel, etc.
La réalité reste présente et n’est pas fondamentalement changée, avec sa contingence et ses limites.
Dans la perspective de l’angoisse, il n’est pas possible d’en rester là. Ce serait trop risqué. Il faut des défenses plus absolues qui ne laissent pas place au moindre risque de réapparition des phénomènes nocifs.
[…]
L’angoisse est à l’origine de tous les systèmes défensifs qui existent de par le monde : religions, soif de pouvoir, contrainte politique, domination, amour de l’argent, qui n’ont d’autre but que de supprimer l’angoisse, en construisant un autre monde ou un monde autre, qui n’est toujours qu’une illusion.
L’enjeu est de taille. C’est en fait toute la destinée humaine qui est impliquée dans cette lutte entre les pulsions de plaisir et les pulsions d’angoisse ou de sécurité. Nous retrouvons ici évidemment le principe de plaisir et le principe de réalité de Freud, mais sans la valorisation que celui-ci a faite du principe de sécurité.
Venons-en tout de suite au processus fondamental en jeu dans la rencontre entre les deux types d’expérience – plaisir et douleur. Quand elles se rencontrent ensemble dans un même vécu, elles ne peuvent s’additionner ou se compléter, comme on l’attendrait, mais elles ne peuvent que se nuire, se neutraliser. Cela veut dire concrètement que l’expérience de la douleur se trouve freinée par la présence concomitante du plaisir.
Il en résulte que l’expérience de la douleur ne doit jamais être seule. Elle doit s’accompagner le plus possible d’expériences de plaisir.
En écrivant cela, j’ai bien conscience de poser un jugement de valeur : je valorise le plaisir et je dévalorise l’angoisse. On me répondra que le plaisir peut être nocif et destructeur quand par exemple il entraîne à la drogue ou à des comportements du même genre. Inversement, l’angoisse peut être utile quand elle fait prendre la dimension d’une situation ou quand elle engendre une forte implication.
En réalité, l’angoisse n’est utile que quand elle est surmontable, c’est-à-dire ou bien quand il existe des forces assez considérables pour la contredire ou bien elle n’est pas vraiment l’angoisse, mais seulement une certaine peur. De toute façon, elle est négative, et le négatif ne peut jamais être rendu positif sauf par des forces positives indépendantes de lui.
Le plaisir par contre est toujours positif, qu’il prenne une allure corporelle, dans l’expérience alimentaire, sexuelle, motrice, sensorielle, ou une allure intellectuelle, dans la recherche, l’invention, la communication, etc. C’est justement parce qu’il est positif qu’il peut venir équilibrer et neutraliser l’angoisse, et être utilisé de cette manière. Quand cela se produit, par exemple dans la drogue, il tend vers l’intensité maximale et vers l’automatisation, qui peuvent parfaitement avoir des conséquences néfastes, d’ordre physique ou psychologique. Ce caractère néfaste ne vient pas alors du plaisir lui-même, qui reste ce qu’il est, mais de la fonction qu’on lui fait jouer de neutralisation de l’angoisse, qui l’amène à participer au caractère excessif et incontrôlé de celle-ci. Le sujet par exemple est amené, dans cette optique, à accepter par avance des effets douloureux de l’expérience de plaisir qu’il devrait normalement refuser. Autrement dit, le plaisir qu’il recherche, même s’il est extrême, n’est pas du pur plaisir. […]
L’idéal serait donc d’accompagner toutes nos expériences malheureuses d’une forte dose de plaisir et de satisfaction. Si des expériences de plaisir peuvent être faites, elles peuvent engendrer des pulsions au plaisir capables de neutraliser nos expériences malheureuses. Ces dernières sont en effet inévitables. Elles découlent de la condition humaine, de son cortège infini de maux et de contrariétés, et le problème n’est pas de les empêcher, car c’est impossible, mais de les contrecarrer.
Précisons comment s’opère ce jeu de compensations afin de posséder un modèle opérationnel dont il sera possible de vérifier la pertinence.
Pour comprendre comment fonctionne ce modèle, il importe d’avoir une vision du psychisme non pas moniste mais pluraliste.
Le psychisme est diversifié et ne possède qu’une unité très relative. La psychologie moderne insiste trop sur l’unité et pas assez sur la diversité. Elle cherche à tout ramener à un instinct fondamental, libido, volonté de puissance, etc., alors qu’en réalité nous avons affaire avec une multiplicité de tendances contradictoires, qui constituent, comme le dit K. Lorenz, « le grand parlement des instincts ». Une preuve de ceci, c’est l’ensemble des contradictions dans lesquelles nous nous débattons chacun sans arriver à les concilier.
Une conséquence, c’est que la compensation joue à l’intérieur d’un secteur donné du psychisme et peu entre les secteurs. Elle est plus intrasectorielle qu’intersectorielle. Il faut en effet que les forces qui se compensent soient de même nature, susceptibles de jouer ensemble, simultanément.
Là encore, une fois de plus, nous rencontrons le freudisme, qui affirme sans cesse que n’importe quoi peut compenser n’importe quoi, dans un jeu de substitutions, qui fait beaucoup intervenir le symbolisme. L’individu qui a tendance à manger trop et qui évolue vers l’obésité compense les frustrations sexuelles et affectives, ou encore veut être rempli, fécondé par l’autre, dans une passivité masochiste. Inversement, l’anorexique est quelqu’un qui ne veut pas laisser pénétrer en lui quoi que ce soit, se fermant à autrui et au monde, etc.
Si on étudie de près le problème de l’obésité et de l’anorexie, comme l’a fait H. Brunch dans son livre « les yeux et le ventre » , on s’aperçoit qu’il faut trouver des explications spécifiques faisant intervenir le domaine nutritionnel lui-même. Les obèses en effet ne sont pas plus frustrés sexuellement et affectivement que les autres et auraient même dans ce domaine un plus grand équilibre. Par contre, on constate chez eux des attitudes caractéristiques à l’égard de la faim, de l’état de santé, du manque, des activités physiques qui viennent souvent de l’entourage, confronté plus souvent avec la privation et la misère. Le boulimique alimentaire a surtout peur d’avoir faim. L’expérience de la faim est pour lui douloureuse et terrifiante et il compense en mangeant, ce qui lui permet d’échapper au sentiment de vide et de faiblesse que provoque la faim. Par contre, il ignore cette compensation habituelle, que tous les enfants pratiquent spontanément et qui leur fait oublier la faim, à savoir le jeu, l’activité physique. « Une enquête, dit H. Brunch, menée sur le mode de vie de ces enfants (boulimiques) montre que leur incapacité à faire les choses seuls s’étend à tous les aspects de leur vie quotidienne ; ils étaient également peu doués et inactifs dans les jeux, évitaient les sports et préféraient les activités sédentaires » . Certes l’inactivité peut être une conséquence de l’obésité, mais elle en est surtout une cause, non seulement parce qu’elle évite les dépenses énergétiques, mais parce qu’elle laisse l’enfant désarmé face à cette sensation très fréquente chez lui, à savoir celle de la faim.
L’activité physique compense le sentiment pénible d’ordre alimentaire et empêche l’apparition de l’angoisse. Nous avons là un schéma très simple et clair où les activités qui se compensent sont de même ordre. J’ai essayé ailleurs d’isoler et d’énumérer les différents secteurs du psychisme, à partir d’une double typologie croisée. […]
Ce regroupement peut se faire selon deux axes. Le premier axe permet d’opposer les réalités qui sont, si je puis dire, du domaine humain, qui possèdent une subjectivité et réagissent en fonction de cette subjectivité à celles qui appartiennent à la nature matérielle et se définissent par leur situation dans l’espace physique. J’appelle ce premier axe humaniste/techniciste. Le deuxième axe oppose les opérations psychologiques primaires qui tendent à la réalisation d’états concrets, dans lequels le sujet sera confronté à des objets actuellement présents dans son champ perceptif aux opérations psychologiques que j’appelle secondaires qui visent à la réalisation d’états lointains, distanciés dans le temps et l’espace, seulement conceptualisés et désignés par le langage. J’appelle ce second axe primaire/secondaire. [paragraphe tiré de Le psychisme dissocié (2004)]
Axe primaire | Axe secondaire | |
Axe humaniste | Sensualité, sexualité | Socialité, communication |
Axe techniciste | Motricité, sensorialité | Intellectualité, organisation |
1. La motricité-sensorialité. Secteur très fondamental et primitif qui concerne notre activité en tant qu’elle constitue un mouvement physique, à la fois moteur et sensoriel. Toute activité met en jeu le mouvement physique, les déplacements dans l’espace. Notre corps est dans l’espace-temps et il ne peut échapper à ce cadre. En ce sens, il est un objet de la nature et agit comme tel. Quand il le fait, il modifie aussi la nature. Il agit sur la nature par motricité et la nature agit sur lui par sensorialité. C’est aussi la nature qui cause les maladies et lésions diverses contre lesquelles l’homme doit se défendre. La maladie est un phénomène cosmique, qui affecte l’homme en tant que membre du cosmos, en tant qu’objet.
2. L’intellectualité-organisation. Secteur secondaire cosmique, où l’homme se retrouve là encore face au monde physique mais cette fois-ci le tient à distance. D’une part, il le pense, réfléchit sur lui, le comprend et l’analyse, d’autre part, il fait des plans et prévoit des actions pour le transformer. A la fois il le connaît et l’organise. Toute connaissance et toute organisation possèdent une essence cosmique, au sens défini ici, même si elles sont centrées sur des êtres humains. Ceux-ci sont en effets considérés à ce moment-là comme des objets. Des objets à connaître ou à organiser. Toute science est plus ou moins une science de la nature, même si elle appartient aux sciences humaines. Les méthodes des sciences de la nature sont fondamentales, et les autres en dérivent par transformations. Dans ce secteur, on trouve aussi tous les rapports entre l’homme et son environnement matériel. Par exemple, les rapports avec la propriété, l’argent, le travail. Le manque ici s’appelle la misère. La misère est au niveau secondaire ce que la maladie est au niveau primaire.
3. La sensualité-sexualité. Secteur où l’homme se rapproche corporellement de ses semblables et rentre en contact avec eux. Ce contact peut être au niveau du plaisir, la tendresse et la sensualité, mais il peut aussi être au niveau de la douleur. Il se traduit alors lutte, bataille, coups et blessures. L’amour et la violence ne sont pas tellement éloignés. Dans les deux cas, il y a le corps à corps, la confrontation physique. La violence constitue le côté sombre de ce secteur qui est relié directement à la mort qu’elle produit facilement. La violence et la mort correspondent à la maladie et à la misère des secteurs précédents.
4. Le sociabilité-communication. Secteur le plus important, le seul qui définisse vraiment l’humain. Il se trouve ici face à face avec ses semblables, mais à distance. Il peut communiquer, rentrer en rapport, influencer, envoyer des messages, créer des liens d’amitié, collaborer, mais il peut aussi menacer, imposer son autorité, contraindre, régner, détruire. […] La paix et la guerre, l’amitié et l’hostilité sont les couples qui appartiennent à ce secteur.
Que ces secteurs soient fondamentaux est évident, si l’on songe qu’ils ont servi de cadre de référence à des quantités d’élaborations scientifiques ou philosophiques. On peut y retrouver des concepts utilisés en caractérologie, en astrologie, en graphologie, en physiognomie. Même la mystique y fait référence. Les 4 cavaliers de l’apocalypse, qui représentent les maux qui affectent l’humanité, correspondent exactement aux 4 valeurs négatives repérées : la maladie, la misère, la mort et la guerre.
Le processus qui me paraît être à l’origine de l’évolution de tous les êtres humains est le suivant.
Initialement, dès notre naissance, nous sommes soumis aux maux que je viens d’énumérer : la maladie, la misère, la mort et la guerre. Cela fait partie de la condition humaine. Personne n’y échappe.
Peu importe, à ce niveau, la nature du milieu ou de l’environnement humain. Qu’il soit bon ou mauvais, favorable ou défavorable, persmissif ou répressif, il ne peut empêcher l’expérience de base de la douleur, sous les différentes formes évoquées. […] Normalement, si mes postulats de bases sont justes, nous devrions tous devenir névrotiques ou psychotiques. Ces phénomènes, bien loin d’être des exceptions, devraient être la règle. Nous devrions tous évoluer rapidement vers l’angoisse la plus profonde, dans tous les secteurs énumérés. Angoisse par rapport à la maladie, la misère, la mort et la guerre.
Heureusement, il existe une possibilité d’apaisement et de réconciliation, et cette possibilité réside dans les forces euphoriques, de satisfaction et de plaisir, que nous avons à notre disposition. Ces forces, elles, sont au contraire, très différenciées selon les cultures, les civilisations, les pays, les classes sociales. Elles varient d’une famille à l’autre, d’un individu à l’autre. Elles seules peuvent nous sauver du risque de l’angoisse, de la maladie mentale, de la détresse qui nous menacent tous. Elles seules ont une valeur transformatrice.
Remarquons cependant qu’elles ne peuvent intervenir facilement et rapidement. Elles demandent de nombreuses conditions favorables, de nombreux dispositifs. Et pourtant, il faut qu’elles interviennent avant les autres forces ou tout du moins en même temps, si elles veulent empêcher l’expérience de l’angoisse qui est une expérience difficilement réversible, qui a tendance à s’installer au coeur de l’individu et à produire des ravages. Si elles interviennent après, elles ont beaucoup de mal à renverser la vapeur, à annihiler l’angoisse existante et à provoquer un changement. Il faut qu’elles aient alors une force considérable que généralement elles n’ont pas. C’est tout le problème de la thérapie sur lequel je reviendrai.
Heureusement, l’expérience heureuse commence elle aussi à la naissance et se poursuit toute la vie. Elle accompagne les premières activités de l’enfant, quand il remue ses bras et ses jambes, quand il explore l’espace, quand il sourit et répond au sourire. Elle est assez spontanée, « naturelle », si l’on peut dire. Il faut l’empêcher si on veut qu’elle n’ait pas lieu. Nous verrons qu’on l’empêche souvent, par des méthodes très efficaces.