Livre auto-édité de Michel Lobrot, 2002
Morceaux choisis
« Les êtres humains ne sont pas des meubles, même s’ils occupent un certain espace qu’ils peuvent éventuellement encombrer. Ils sont des réservoirs de forces.
Les forces en question ont une puissance considérable. Elles propulsent l’être humain, le font agir sur le monde et sur ses semblables, lui donnent le pouvoir de changer l’univers.
Ces forces, nous les sentons en nous. Elles occupent notre attention, nous taraudent, nous euphorisent ou nous détruisent. Nous ne pouvons y échapper. Nous n’avons sur elles qu’un pouvoir indirect. Mais elles ont pouvoir sur nous.
La forme qu’elles prennent habituellement, qui n’est pas leur seule forme, mais qui est leur forme principale, s’appelle le désir.
Le désir est ambivalent. D’un côté, il est appel au plaisir. Je désire les vacances, du chocolat, danser, pouvoir parler, une femme, un vêtement, etc. Toutes ces choses m’apportent une trépidation, un ébranlement, qui modifient mon état interne, m’enrichissent, me remplissent. Je les veux parce que je les ai rencontrées, parce que j’en ai fait l’expérience, et que je les ai senties bonnes. Contrairement à ce que dit Aristote, dans L’Ethique à Nicomaque, elles ne sont pas bonnes parce que je les désire, mais je les désire parce qu’elles sont bonnes. Peu importe le jugement moral ou social qu’on porte sur ces choses. Cela n’annule pas le fait que je les trouve bonnes. La bonté d’une chose pour moi est une qualité première, irréductible et incontournable.
Mais d’un autre côté, pour ainsi dire symétrique du premier, le désir est réponse à la douleur, tentative d’annuler celle-ci, dans un mouvement de l’être qui répond au principe que j’ai appelé « de positivité ». L’individu, s’il ne parvient pas à détourner la douleur, à mettre en place une source de satisfaction concomitante qui irradie et efface la douleur, se raidit, tombe dans un état catastrophique qui l’amène à fabriquer une nouvelle vision des choses, noire, désastreuse, horrible, dont il doit à tout prix sortir, qu’il doit forcément supprimer, dans un mouvement désespéré vers le salut. Les constructions qu’il met en place pour parvenir à celui-ci sont tellement importantes pour lui qu’il ne peut que s’inféoder à elles, se soumettre totalement à leurs exigences. Ces constructions s’appellent : travail, famille, religion, nation, Etat, etc.
La conformité qu’il recherche alors fait aussi partie du désir. C’est un désir en ce sens qu’il la veut même si c’est, en définitive, pour abolir un mal qu’il craint. Il ne ressent pas alors la peur mais la délivrance. Il veut être soulagé et le soulagement a quelque chose à voir avec le plaisir. Ceci explique que ce type de désir soit tellement efficace pour orienter les choix. Dans la théorie de Festinger sur la « réduction de dissonance », on voit certaines motivations, apparemment faibles, prendre le pas sur d’autres, en principe fortes, qui ne cessent de s’affaiblir après la décision. Ces dernières étaient en réalité déjà affaiblies au moment où elle se sont trouvées confrontées à des injonctions intériorisées par l’individu et qui ont une valeur protectrice. Leur échec s’explique par-là, et non par un processus postérieur d’égalisation mécanique, de caractère cognitif.
Le désir, sous ses deux formes, n’est pas une contrainte, car il procède des capacités de construction de l’être humain, capable à la fois de vouloir son enrichissement et de s’opposer à sa destruction. C’est, si l’on veut, l’effet de sa liberté, en entendant par ce mot non pas cette espèce de vacance qu’on y voit souvent mais la variété des possibles.
L’ennemi du désir est la contrainte. Qu’est-ce exactement ?
La contrainte n’est rien d’autre qu’un type de situation qui nous amène à renoncer à un ou plusieurs de nos désirs. Mais comment cela est-il possible ? Comment pouvons-nous rejeter le désir, si celui-ci est le moteur de nos actes, son seul moteur ?
La réponse est claire : le désir ne peut être éliminé que par le désir. Le désir peut devenir l’ennemi du désir. Dans une situation où la satisfaction d’un désir ne peut être obtenue que par le renoncement à un autre désir, ce renoncement est possible et le premier désir est dès lors sacrifié. Cela se passe quand le désir qui vient se mettre en travers d’un autre est plus vital, plus impératif que celui-ci, ce qui ne veut pas dire qu’il soit plus important, plus élaboré et plus riche. Bien au contraire, il peut être plus primitif et plus élémentaire. Il s’adresse habituellement à la survie, à la santé, au plaisir immédiat, à la sécurité.
Une telle éventualité peut venir soit des hommes soit de la nature.
Dans le premier cas, il y a intervention d’un autre individu, qui souhaite obtenir que nous agissions de telle ou telle manière et qui agite ce qu’on appelle une menace. Si tu fais cet acte, dit-il, il t’arrivera telle ou telle chose, par exemple, tu seras battu ou privé de tel ou tel avantage ou mis en prison ou tué. Comme je ne souhaite pas qu’il m’arrive ces choses, comme je ne le désire pas, car j’aime la vie, la tranquillité, le plaisir, je ne fais pas cet acte. Je me réprime et je me contrôle. Il se peut aussi que la menace en question vise à me faire faire quelque chose, au lieu de m’empêcher de faire. Il y a, dans ce cas, obligation, imposition et non interdiction ou censure, comme dans le premier cas.
Quand la menace vient de la nature et de ce qu’on appelle souvent le « principe de réalité », le désir qui vient se mettre en travers d’un autre est le désir de ne pas subir tels ou tels douleur, inconvénient, avatar, qui résultent comme des conséquences naturelles d’actions que nous voulons effectuer. Par exemple, nous voulons expérimenter un nouvel instrument, mais celui-ci est dangereux, nous fait courir de grands risques. Nous préférons nous abstenir.
Pour mieux renter dans la méthode que j’ai présentée, il est important de comprendre le caractère négatif de ces interventions contraignantes. Bien qu’elles aboutissent à se protéger, si on prend au sérieux les menaces et si on se plie aux exigences des hommes ou de la réalité, elles n’apportent en fait que des privations, des manques et des actes extérieurs sans profit.
D’un côté, il y a la frustration et ce que Freud appelle le « refoulement ». Nous essayons en effet d’éviter les situations et actes qui provoquent de telles conséquences, ce qui implique que nous abolissions en nous les pulsions correspondantes. Mais cela est impossible. L’expérience prouve que tous les efforts que nous faisons pour aboutir à cela ne réussissent qu’à nous enfoncer davantage dans le désir d’effectuer les actes interdits. L’extinction du désir ne peut résulter d’un tel processus. Il ne peut venir que de l’oubli, comme l’expérience encore le prouve, et l’oubli résulte d’une substitution. Le désir est remplacé par un autre désir plus fort et plus adapté à la situation. Mais il n’y a plus, dans ce cas, de « refoulement ». Autrement dit le refoulement n’existe pas réellement. Il n’existe qu’à titre d’aspiration jamais réalisée.
D’un autre côté, si on regarde ce qu’apporte le fait de se plier aux exigences de la contrainte, le bilan est aussi négatif. Cela est dû à l’attachement que nous ressentons pour les actions qui nécessitent des menaces pour que nous les abandonnions. Cet attachement s’oppose à la mise en place d’actions opposées. Il se produit un phénomène de barrage. Il faut évidemment distinguer ici l’effet de menaces effectivement proférées mais qui ne s’opposent pas aux directions que nous avons prises et l’effet, au contraire, de menaces carrément opposées à nos choix actuels. Dans ce cas, qui est aussi le cas où nous agirions d’une manière différente de la manière dont nous agissons sous la contrainte (contrainte subjective) si cela était possible, on peut vérifier qu’il ne se produit aucune acquisition. Nous avons mis en place des expériences qui le prouvent.
Le caractère négatif de la contrainte s’explique par le fait qu’elle met en place un ensemble d’interférences, qui s’opposent à la réalisation pleine et entière des désirs actuellement existant. Elle supprime l’autonomie dont ceux-ci ont besoin. Elle est une source de stérilité.
Les désirs, en effet, sont des processus dynamiques, qui peuvent bien sûr être empêchés, et qui parfois doivent l’être, quand ils deviennent dangereux dans le court terme, mais qui possèdent toujours et de toute façon un potentiel créatif et novateur considérables. Même s’ils sont purement défensifs et protecteurs, comme le sont les désirs issus du « contrat social » dont j’ai parlé dans le premier chapitre, ils sont porteurs de promesses, du fait de l’engagement qu’ils exigent et du fait de l’implication. Ils doivent donc pouvoir s’exprimer dans un lieu protégé et face à des personnes capables de les entendre.
Le problème est de pouvoir opérer la métamorphose des désirs fermés et défensifs en désirs ouverts et actifs. Cela exige que la contrainte soit éliminée. Comme je l’ai déjà dit, il faut que le criminel puisse s’exprimer, ce qui va le mettre en contact avec la réalité, seule capable de lui donner d’autres désirs, à partir des mêmes situations. La centration sur les situations données, sur le donné est indispensable. Il n’y a pas de situations mauvaises ou délétères. Les pires situations font l’objet de spectacles passionnants, au cinéma, au théâtre ou dans les romans. La seule exigence est de les aborder de face. Autrement dit, l’action thérapeutique et pédagogique a pour fonction essentielle de mettre en contact avec la réalité, à la fois celle du sujet et celle de l’environnent. Cela ne peut se faire que dans une communication. Le milieu féconde le sujet et celui-ci accepte d’être fécondé. Cet acte ressemble fort à un acte d’amour. »