Le mal d’aimer

Livre auto-édité de Michel Lobrot, 1982, 228 p.

Morceaux choisis

[…] Et tout cela pour dire en définitive que finalement, ce n’est pas parler de mes obsessions que je veux, ni parler de mes amours actuelles, mais parler du couple, de la merde du couple.

Cette idée m’est venue sur le rocher, ce magnifique rocher, qui me faisait penser au Parthénon, sur lequel j’étais hier matin assis, couché, dansant, littéralement aérien après le coup de téléphone. Je me suis dit : oui, il faut dire ce qu’est le couple, cette espèce de toile d’araignée dans laquelle les gens se battent, se débattent et souvent meurent. Ce phénomène humain plus dangereux que la bombe atomique et dont on ne parle pas, Monsieur Michel Foucault. Ne vous en déplaise Monsieur Michel Foucault .

Il faut en parler. Il faut en parler. Il faut le parler. Il faut le dire. Il faut l’analyser. Il faut le dénoncer. Surtout quand on n’est pas dedans, ce qui est mon cas actuellement. Et voila le sujet d’un livre, de ce livre.

Mais non : pas « le sujet ». J’en ai marre d’écrire des livres avec un sujet. J’en ai marre de faire plaisir aux éditeurs. C’est plutôt une dérive. Je vais essayer de dériver dans ce sens, de mettre cap sur le couple. Je ne sais pas si j’y arriverai.

Avec cette intention aussi de parler avant tout de mon expérience du couple, de mon vécu du couple.

Et voilà. Un, deux, trois, quatre, cinq. Ouvrez les volets et laissez rentrer la lumière.

Et ce matin, en me mettant à ma table de travail, je retrouve la difficulté d’aborder ce sujet et même le problème de savoir s’il faut tout simplement l’aborder… Une espèce de lassitude.

Dans un premier temps, je me suis dit : il faut montrer que le couple est un échec, un échec sanglant, une merde. Et puis j’en ai parlé à une amie, Maryse. Nous étions à Paimpol sur le port, attablés. Nous mangions des crêpes. Bateaux. Un peu de soleil. Je lui dis mon idée. Et elle inévitablement me parle des vieux couples si beaux, si touchants, si unis. Thème classique mais tellement emmerdant.

Inévitablement, dans ce cas là, je réponds par l’exemple de mon père et de ma mère : le couple idéal, le plus beau couple que j’ai connu, jamais de disputes, jamais de conflits, une tendresse constante, etc., etc. Et malgré cela ma mère n’a jamais été heureuse, c’est évident. Ruine humaine à partir de quarante ans : maux de tête à n’en plus finir. Aucune joie, aucune gaieté. Quant à mon père, homme merveilleux s’il en est, manifestement il se sentait prisonnier et il en souffrait. Mais tout compte fait, il semblait assez heureux.

Je réponds cela à Maryse, mais sans conviction, me disant intérieurement : après tout, pourquoi ne seraient-ils pas heureux ? Pourquoi n’y aurait-il pas de réussite dans les couples ? Pourquoi nier la réalité d’une union et d’un bonheur ?

Et me voilà à nouveau à gamberger sur le problème du couple, jusqu’au moment où j’ai cette espèce d’illumination : mais oui, le couple c’est beau, c’est bon, c’est pour ça que c’est une merde.

C’est un lien entre deux personnes. C’est le lien par excellence. Et dans cette mesure, ça ne peut être que positif. Si les deux personnes se réunissent, c’est qu’elles ont quelque chose ensemble, et quelque chose de positif. J’entends d’ici les psychologues de services, les Psy de services, ajouter en ricanant : ils peuvent unir leurs névroses. Non, ils ne peuvent pas unir leurs névroses. La névrose n’unit pas, ne réunit pas. La névrose n’est pas un lien. La névrose n’est que peur et agressivité. Quand on dit qu’ils unissent leur névrose, on dit évidemment quelque chose de vrai, mais qui ne l’est que partiellement. Il est vrai qu’ils mettent leurs névroses ensemble et qu’elles se combinent, mais ce n’est pas leurs névroses qui les unissent.

Une fois que ce lien existe, que deux personnes sont attachées l’une à l’autre, tout devient possible, pour le meilleur et pour le pire. Toutes les dictatures, toutes les contraintes, toutes les frustrations. On peut assister aux pires destructions, aux pires empêchements. Ces deux personnes sont en relation et Dieu sait ce qui peut survenir dans une relation !

Le couple, c’est le lieu privilégié de la Relation.

… A partir de ça, je me suis mis à réfléchir sur ma vie et j’ai perçu avec acuité les deux dangers du couple : d’un côté l’étouffement, de l’autre l’abandon. Deux dangers corrélatifs et symétriques. Le premier résulte de la pression que l’un des partenaires exerce sur l’autre, qui amène celui-ci à se contraindre, à faire des choses qu’il ne souhaite pas, surtout en amour, parce que ses désirs sont faibles et incertains ; il n’a pas non plus la capacité d’aller ailleurs à cause de la faiblesse de ses pulsions. Le second résulte des avantages qu’apporte le couple et de l’union avec quelqu’un qui vous enrichit et vous satisfait. Il y a la peur de perdre l’autre. Parfois, cette perte se produit et la frustration survient. Dans le premier cas, le couple se referme sur lui-même, dévore ses membres comme Saturne ses enfants, et devient un obstacle à leur épanouissement. Dans l’autre cas, il s’ouvre trop, se dissout sinon dans la réalité, du moins dans la perception de l’un ou l’autre, et il devient une source de souffrance pouvant aller jusqu’à la destruction.

Et j’ai vu, j’ai vu (c’est toujours tellement troublant de voir avec une certaine lucidité quelque chose qui vous concerne) que ma vie sentimentale se partage en deux. D’un côté, l’étouffement, qui se produit surtout lors de mon premier mariage, avec Sabine, pendant une douzaine d’années, étouffement auquel je réussis à échapper peu à peu durant la période suivante (après la séparation). De l’autre, l’abandon, l’angoisse de perte, à partir du moment où je commence à réussir en amour, et où malheureusement je m’attache trop et j’investis trop sur l’autre. Cela se produit surtout lors de mon second mariage, avec Wanda en 1971. Une longue période va commencer qui m’amènera à résoudre peu à peu ce nouveau problème.

Je vois ma vie sentimentale comme une longue marche, une longue évolution qui peut aussi être décrite en termes d’apprentissages. Non par la répétition continuelle des mêmes conduites, comme le voudrait un schéma freudien, mais au contraire un progrès incessant, me permettant d’aller vers des rivages plus sereins. […]

Donc cette idée que j’ai eue sur l’autoroute au milieu de beaucoup d’autres, c’est que le couple se trouve être le lieu d’un cercle. Cercle infernal. Enchaînement auquel il est difficile d’échapper, enchaînement infernal.

Ce cercle, le voici. Je l’appellerai le cercle de l’étouffement et du rejet. Dans un premier temps l’un aime l’autre, ou bien ils s’aiment tous les deux mais l’un aime plus l’autre que l’autre ne l’aime. Celui qui aime le plus devient très vite dépendant, demande trop, exige trop parce qu’il a peur de l’abandon et de la perte de l’objet aimé. Dès lors, il devient tyrannique, veut posséder l’autre comme sa propriété, fait des reproches, des scènes, voire du chantage. L’autre, face à cela, se rebiffe, refuse cette dictature, et le plus souvent se sent étouffé, étant sensible malgré tout à ces pressions qu’il ressent comme des contraintes. Son amour peu à peu disparaît et se trouve remplacé par une haine sourde ou même, ce qui est pire, par l’indifférence. Alors survient la menace d’abandon. Il veut partir, réellement s’il en a les moyens ou psychologiquement s’il ne peut faire autrement. Du fait même de cette attitude de fuite, il réactive et renforce chez l’autre le réflexe d’abandon, qui détermine chez lui celui-ci une demande encore plus forte, etc., etc. […]

La peur de perdre n’est pas nécessairement sexuelle ou érotique. Ce n’est pas nécessairement la peur d’une frustration possible. Ca peut être aussi la peur de se voir privé d’un soutien dans la vie, d’une protection ou d’une assurance. Par exemple la femme qui a peur de perdre l’homme qui la soutient, et qui l’empêche pour cette raison d’avoir des aventures amoureuses ailleurs n’est pas mue essentiellement par la peur de la privation érotico-sexuelle. La contrainte qu’elle impose à l’homme est de nature érotico-sexuelle. Elle est donc érotico-sexuelle chez l’homme. Mais elle n’est pas telle à son origine chez la femme.

De la même manière, l’homme qui a, par rapport à la femme, une demande érotico-sexuelle trop forte, c’est-à-dire dans laquelle l’angoisse de perdre joue un rôle important, n’engendre pas chez la femme une peur de nature érotico-sexuelle mais de nature plus générale, plus sociale, si l’on peut dire, à savoir la peur de se voir imposer un comportement qu’elle vit comme obligatoire et comme contraignant.

Autrement dit, il y a mélange des plans et c’est ce mélange qui est malsain.

C’est une de mes idées-forces, que j’ai déjà exposée à diverses reprises mais qui n’a jamais été tellement entendue, à savoir que le psychisme est composé de secteurs largement autonomes et qui doivent affirmer leur autonomie. Par exemple, le secteur intellectuel est un secteur autonome en ce sens qu’il comporte des motivations et des satisfactions spécifiques qui n’appartiennent qu’à lui. Quand un secteur étranger intervient sur un secteur donné, par exemple sur le secteur intellectuel, c’est en général pour le brimer et pour en fausser le jeu. Si par exemple dans un pays totalitaire, on interdit aux gens qui réfléchissent de se livrer à leurs activités de réflexion et d’exposer leurs idées, on fait intervenir des forces externes au monde de la pensée, à savoir des forces sociales qui ne peuvent qu’appauvrir le monde de la pensée. De la même façon, si on oblige les gens à étudier sous prétexte que cela est utile socialement, on retire au monde de la pensée son caractère ludique et désintéressé, sans lequel il ne peut exister, et on l’étouffe obligatoirement.

Un individu bien développé est quelqu’un qui vit le plus possible des secteurs autonomes et qui les vit de manière autonome. Par exemple, il est capable d’avoir une activité sexuelle pour elle-même déterminée par des excitants proprement sexuels. Il est capable d’avoir des activités relationnelles pour elles-mêmes qui n’interfèrent pas avec les activités sexuelles ou intellectuelles.

Le grand peintre, le grand musicien, le grand romancier sont des gens qui sont capables de s’enfoncer dans le monde de la peinture, de la musique, du roman, comme on s’enfonce dans la forêt amazonienne, en s’y enferment pour ainsi dire, encore que cela ouvre à des voies infiniment variées et diversifiées, ce qui est le contraire de la fermeture. Ils découvrent un autre monde, un nouveau monde, aussi riche par lui-même que n’importe lequel des mondes existants. La mauvaise peinture, la mauvaise musique, le mauvais roman sont tels parce qu’ils sont trop branchés sur l’environnement social, avec ses stéréotypes, ses attentes et ses préjugés. Cela ne veut pas dire que la peinture, la musique, le roman ne doivent pas s’intéresser à ce monde environnant ou même qu’ils ne doivent pas les prendre comme sujets. Cela veut dire qu’ils ne doivent pas se laisser dicter par lui leurs méthodes, leurs préoccupations, leurs projets. Ils doivent rester autonomes. […]

Maintenant que je suis devenu sexologue, presque trente ans après, j’ai acquis la conviction que toutes les carences dans le domaine sexuel viennent d’une peur de l’implication amoureuse. Je veux naturellement parler de l’implication corporelle, charnelle. Pour qu’un acte sexuel soit réussi, il faut qu’on puisse dire à son partenaire – quel qu’il soit ou quelle qu’elle soit – « je t’aime » sans aucune réticence. Il faut qu’on soit prêt à une fusion totale dans l’acte même. Je ne parle pas d’amour avec un grand A, qui est une sublimation pour échapper précisément à cet amour là. Je parle de désirs, d’impulsions, d’élans vers l’autre, de quelque chose de frénétique qui est indispensable au plaisir complet et renouvelé. Même si on fait l’amour trois jours de suite avec trois femmes ou trois hommes différents, il faut qu’à chaque fois on puisse dire « je t’aime » sans aucune réticence. […]

Le problème peut être formulé de la manière suivante : comment concilier la sexualité avec le reste ? Comment faire en sorte que la sexualité coïncide avec l’attirance profonde, l’implication affective ?

Remarquons tout de suite la manière dont je pose le problème, qui peut surprendre tous ceux qui me connaissent et qui savent à quel point je prône la sexualité pour elle-même sans confusion avec d’autres activités psychologiques. Je dis ici qu’il est bon et souhaitable que l’attirance sexuelle coïncide avec l’attirance sur les autres plans. C’est nécessaire pour l’unité et la cohérence de la personnalité, pour ne pas être amené à vivre le genre de tension que j’ai vécu pendant quinze ans.

Naturellement, ce genre de problème ne se pose pas si on admet que la sexualité n’existe pas pour elle-même, comme réalité autonome, qu’elle dépend entièrement de l’amour avec un grand A, c’est-à-dire de l’attirance affective globale pour la personne entière. L’accord dans ce cas là se trouve automatiquement réalisé par suppression pure et simple de la sexualité, qui est vécue non pas comme une source de plaisir spécifique mais comme un moyen de satisfaire un partenaire ou de lui prouver son amour, etc. C’était la solution de nos ancêtres, qui est exclue pour nous. Si on admet que la sexualité doit être vécue pour elle-même, le problème se pose de savoir comment elle peut s’accorder avec le reste, ce qui apparaît comme une exigence élémentaire sous peine de conflits intérieurs graves.

Deux solutions m’apparaissent possibles. La première c’est qu’on essaye de faire coller l’attirance au niveau non sexuel avec l’attirance sexuelle, considérée comme première et fondamentale. C’est la solution de beaucoup d’hommes et maintenant de certaines femmes. C’est une solution qui souvent s’impose, à cause de l’intensité d’un attachement sexuel auquel on doit bon gré mal gré ajuster le reste.

C’est évidemment une solution fallacieuse, car il est impossible de modifier la personnalité de l’autre dans une relation qui est par définition non thérapeutique. C’est une solution que j’ai vécue dans mon deuxième mariage, avec Wanda, et dont j’ai éprouvé le caractère illusoire. On se retrouve passionnément attaché à un être qui ne vous convient pas ou avec lequel on a des désaccords graves qui finissent par tout faire éclater.

L’autre solution, la seule possible, consiste à accorder l’attirance sexuelle avec l’attirance globale pour la personnalité. Cela implique que l’attirance sexuelle puisse être suscitée et provoquée.

Cela suppose une sexualité riche et polyvalente, qui possède assez de souplesse, assez de diversité pour être appliquée à des objets (au sens du 17ème siécle) variés voire opposés. Cela exclut, par contre, une sexualité fonctionnant d’une manière rigide, sur le principe du « coup de foudre » avec fixation exclusive sur un seul être considéré comme l’être unique et irremplaçable.