Livre de Michel Lobrot, Paris, Armand Colin, 1992, 184 p.
Morceaux choisis
[…] Il faut démocratiser le génie. Plus exactement ce qu’on appelle le génie n’est que le résultat d’une conjonction de hasards heureux, qui ne possède qu’une infime probabilité. Il faut réaliser volontairement et consciemment ce que ces hasards heureux réalisent aveuglément.
Trois dispositifs me semblent réalisés dans le cas de développement exceptionnel qui peuvent être repris dans une organisation plus systématique.
1. Un premier dispositif qui est peut-être le plus évident est ce qu’on appelle le bain. Il s’agit, en réalité, d’une possibilité donnée à l’individu de rentrer en contact avec un certain type d’objets ou d’activités pendant des temps extrêmement longs, des mois, voire des années. J’ai parlé plus haut des musiciens mais on pourrait multiplier les exemples. N’importe quel individu qui connaît, dans un domaine, un niveau de réussite exceptionnel est quelqu’un qui s’adonne sans cesse, inlassablement, presque obsessionnellement, à une même activité, dont il finit par connaître tous les aspects, toutes les difficultés, tous les tenants et aboutissants. Il respire une atmosphère, se laisse envahir par toutes les pores de sa peau. Ces métaphores sont significatives. Cela s’oppose au caractère morcelé, au saucissonnage des activités scolaires qui ne permettent pas une telle immersion et qui aboutissent à une vision superficielle de tout et de rien – la culture générale – dans laquelle l’intérêt, la persévérance, la patience, l’effort, la familiarisation sont impossibles. […]
2. Un autre dispositif qui me paraît indispensable à tout développement est celui du primal. J’entends par là le fait qu’un individu qui pénètre dans une certaine activité reste très longtemps à un niveau extrêmement bas, primaire, infantile, embryonnaire, qui constitue la matrice de tout son développement. Cela vient du fait que tout apprentissage suppose un appel vers l’acquisition, un goût, une aspiration qui sont d’ordre affectif. Les expérimentalistes nous ont trompés en élaborant des lois d’apprentissage à partir de sujets suffisamment motivés pour faire l’activité qu’on leur demandait. Ils n’ont pas étudiés comment naissent les motivations. L’école, qui a partiellement conscience de ce processus, s’en tire à bon compte en affirmant qu’il faut créer la motivation, faire naître les intérêts, etc. Déclarations verbales qui ne signifient rien, car les motivations naissent des motivations, et les intérêts des intérêts. Il s’agit en réalité d’un continuum, dans lequel le phénomène qui se passe à un moment donné est en continuité avec le précédent et dépend de lui. On ne peut donner le goût à un enfant de quelque chose en lui faisant faire une activité, même légère, destinée à la lui faire connaître, s’il n’a pas envie de cette activité. La contrainte ne sert à rien, à aucun moment. Seules une légère pression, une offre, une proposition peuvent être efficaces, à condition que le sujet soit d’accord pour qu’on les lui fasse. […]
3. Un troisième dispositif qui me paraît indispensable à tout développement, je l’appellerai dispositif dualiste. Il s’agit d’une dualité, d’une opposition existant dans le milieu entre des objets et des structures relativement fixes et rigides qui permettent l’information et d’autres objets ou structures qui soutiennent ou renforcent l’activité subjective. Le premier correspond, si l’on veut, à l’enseignement, le second à l’animation. Il est évident qu’il faut, à un moment ou à un autre, pouvoir consulter des documents, des livres, des spécialistes de la matière, des sources diverses de connaisance qui sont demandées par celui qui se forme et dont il a besoin. Mais l’essentiel n’est évidemment pas là, même si cela est nécessaire. L’essentiel est dans un processus de soutien de l’activité elle-même, qui se trouve acceptée, encouragée, prolongée, valorisée et qui peut ainsi s’affirmer et aller jusqu’à son terme. […]
[…]
La déculturation manifeste l’échec de l’école. Celle-ci ne réussit pas à remplir sa mission, à faire accéder au savoir la majorité de la population, qui reste dans l’ignorance et l’obscurantisme. Cet échec de l’école à promouvoir la connaissance et la lumière ne se limite cependant pas à la déculturation des catégories populaires. Cela va plus loin et consiste dans une impuissance beaucoup plus profonde, qui concerne, elle, toutes les catégories socioculturelles quelles qu’elles soient.
Cette impuissance, je la définis comme une incapacité à prendre en compte le désir de l’étudiant (élève, écolier, etc.) qu’il soit de milieu supérieur ou inférieur socialement. Le désir, qui peut prendre la forme de demande, d’appel, d’initiative spontanée, fait peur à l’institution scolaire, qui la rejette de toutes ses forces, avec un mépris affirmé, comme s’il n’était rien d’autre que le laisser-aller, une source de désordre et d’anarchie, etc.
Par désir, il faut entendre deux choses. Il s’agit tout d’abord du désir que l’étudiant amène avec lui à l’école et qui s’est construit en lui dans sa famille et en contact avec son environnement. Il faut entendre ensuite le désir qui naît ou qui peut naître à partir de ce désir initial, du fait des rencontres que celui-ci suscite et permet. Par exemple, un enfant arive à l’école et désire manipuler des livres. Ce simple désir, primaire et grossier, est pourtant fondamental car il va permettre la rencontre avec des signes écrits, des textes, des formes graphiques. L’enfant va se demander s’ils ont un sens, à quoi ils servent, etc. Cela va alimenter sa motivation à la lecture.
Le désir engendre le désir. Le désir ne naît pas de rien mais d’un désir antérieur qui crée une situation favorable à l’émergence d’un autre désir. L’école ne rentre pas dans la dynamique des désirs. Elle préfère prévoir des programmes et des progressions a priori, qui ne s’adaptent généralement pas aux désirs concrets. […]
Il résulte de cela que les étudiants, ou bien ne font que peu d’acquisitions, s’ils n’ont pas, en venant à l’école, de fortes pulsions au savoir acquises antérieurement, ou bien font certaines acquisitions, s’ils ont ces pulsions au savoir, sans cependant que celles-ci soient prises en compte, puissent se développer ou même simplement se renforcer. Dans le second cas, l’école ne fait rien d’autre que d’apporter une aide technique, soutien extérieur qui n’est certes pas inutile mais qui ne justifie pas la mise en place d’une institution aussi colossale. Le phénomène fondamental, c’est que l’école ne crée pas la pulsion centrée sur le savoir. […]